LA MITOSE, VOYAGE DANS LA CELLULE
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(d’une division à l’autre) et déclenchent la mitose », explique Éric Karsenti. « Nous savions que les microtubules, ces petits tubes protéiques qui forment le squelette de la cellule, ont la faculté de s’organiser juste avant la division cellulaire en une structure, appelée fuseau mitotique. En tirant sur les chromosomes, au préalable dupliqués, les microtubules du fuseau séparent les deux jeux de chromosomes homologues et les positionnent aux deux pôles du fuseau, permettant ainsi la formation de deux cellules filles. La communauté pensait alors qu’une structure cellulaire
En 1985, Eric Karsenti s’envole pour Heidelberg, au département de biologie cellulaire du Laboratoire européen de biologie moléculaire (EMBL). Il poursuit ses recherches californiennes dans une nouvelle équipe, avec de nouvelles intentions : découvrir quel(s) facteur(s) enclenche(nt) la condensation des chromosomes, étape indispensable à la mitose. C’est que, en dehors de cette phase fugace qu’est la division cellulaire, l’ADN ne se trouve pas sous la forme des chromosomes que l’on représente souvent comme des bâtonnets ou des X. La plupart du temps, les brins d’ADN sont déroulés et forment une masse au sein du noyau. Pour se faire une idée du capharnaüm, imaginez des milliers de bobines de fil totalement déroulées sur un immense tapis. Imaginez maintenant que vous vouliez partager tous ces fils en deux quantités strictement égales : il vous faudra d’abord enrouler toutes les bobines. Au cœur de la cellule, c’est la même chose : avant d’être partagé en deux lots, l’ADN des chromosomes doit être rembobiné. Mais quelle protéine est aux commandes de ce fastidieux rangement ?
MITOSE ET FUSEAU
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MICROTUBULES
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De son coté, l’équipe de Paul Nurse (généticien britannique) identifie le couple de protéines qui déclenche ce mécanisme : la kinase cdc2, une enzyme activant d’autres protéines en leur ajoutant du phosphate et une cycline qui active cette dernière. Une fois activée, la kinase active à son tour d’autres protéines, responsables de la condensation de l’ADN au sein des chromosomes et de l’assemblage du fuseau. Pour cette découverte, Paul Nurse, Leland Hartwell et Timothy Hunt obtiendront le prix Nobel en 2001. « Au même moment, Marcel Dorée avait commencé à purifier la kinase à partir d’œufs de xénope, (NDLR : grenouille prisée dans les laboratoires pour ses pontes considérables. L’œuf de xénope est un modèle en biologie animale), à l’EMBL dans mon laboratoire. Travail qu’il termina avec un étudiant à Montpellier. Selon moi, il aurait dû être associé à ce prix Nobel », remarque le biologiste.
C’est donc à Heidelberg que Marcel Dorée et Eric Karsenti talonnent le travail de Paul Nurse. Les deux chercheurs démontrent que la kinase reste inhibée jusqu’à ce que la concentration de cycline atteigne un certain seuil, mais aussi qu’elle se désactive elle-même après dix minutes.
« Avec cette kinase qui s’auto-inhibe, j’ai commencé à réfléchir aux phénomènes d’auto-organisation en biologie, raconte le chercheur.
En travaillant sur le fuseau mitotique, pendant la même période, j’ai compris, avec mes étudiants, qu’un phénomène de ce type se mettait en place : à un moment du cycle cellulaire, des sortes de moteurs, liés aux microtubules, adoptent un comportement collectif et organisent ces petites briques en fuseau. Du chaos microscopique émerge une structure ordonnée, quasi macroscopique, c’est fascinant ! »
À la fin des années 80, le mystère qui planait sur le moteur moléculaire universel du cycle cellulaire commence à se lever.
UNE HORLOGE DANS LA CELLULE
Au cœur de nos cellules, un système apparenté à une horloge rythme leur cycle. C’est ce qu’Eric Karsenti et ses équipes ont mis en évidence au fil d’années d’expériences sur la paillasse.
« A l’université de San Francisco, j’avais déjà commencé à « casser des œufs » de xénope dans les années 1981-1982 pour ne garder que le cytoplasme et l’utiliser pour faire des expériences in vitro. A Heidelberg, avec ma première étudiante, Marianne Felix (aujourd’hui directrice de recherche au CNRS), nous avons donc utilisé cette méthode et cherché à comprendre comment le complexe kinase / cycline était régulé dans le temps ».
Les chercheurs s’aperçoivent que le complexe ne devient pas actif immédiatement lorsqu’il est inséré dans le cytoplasme. Il faut pour cela que, via toute une série de réactions, la cycline atteigne un certain seuil, après s’être progressivement accumulée. Ce temps de latence pour atteindre ce seuil est très important : il permet au complexe de s’activer non pas progressivement, mais au dernier moment, ce qui induit une « rupture » nette : la mitose.
Une fois en action, le complexe reste actif pendant 10 minutes, puis le taux de cycline chute brutalement avant d’augmenter progressivement à nouveau au cours du cycle suivant. « Nous avons montré que le complexe kinase + cycline lui-même est responsable de cette chute. En effet, si l’on insère de la cycline seule dans nos « œufs cassés », sa concentration reste constante. Mais si l’on insère de la kinase active dans un œuf contenant de la cycline, la cycline disparait au bout de 10 minutes. La kinase met en route une seconde horloge qui détermine le moment de sa propre inactivation. Autrement dit : les produits des gènes du cycle cellulaire sont fabriqués dans les bonnes proportions pour qu’un oscillateur s’auto-organise, et permette l’alternance entre interphase et mitose précisément toutes les 30 minutes dans les œufs de Xénope. C’est fascinant ! ».
DES MOTEURS
POUR ORCHESTRER LA MITOSE
Sur la paillasse, le groupe d’Eric Karsenti montre que, sans certains petits moteurs moléculaires, des protéines capables de bouger le long des microtubules en utilisant l’énergie de la cellule, l’assemblage du fuseau ne se produit pas, ou mal.
Mais pour comprendre comment ces moteurs, les microtubules et les chromosomes se comportent collectivement lors de l’assemblage du fuseau, le chercheur a eu recours à des simulations numériques en collaborant avec des physiciens.
Grâce à cet outil, « nous avons compris que lors de la mitose, les moteurs s’attachent aux microtubules et, en créant des ponts entre ces derniers et en se dirigeant tous dans le même sens, c’est-à-dire vers les pôles de la cellule, ils réarrangent les microtubules en fuseau autour des chromosomes ».
Ce sont ces mêmes microtubules qui induisent la séparation des chromosomes. Avec l’aide des moteurs, ils tirent sur les chromosomes en se raccourcissant. On dit qu’ils se dépolymérisent, à la manière d’un collier qui perdrait ses perles. Ainsi écartelés, les « X » des chromosomes se retrouvent coupés en deux sur leur longueur, chaque moitié du X se retrouvant dans une cellule fille.
« Là encore il s’agit d’un phénomène d’auto-organisation : le comportement collectif des chromosomes, des microtubules et des moteurs induit la formation d’une machine, le fuseau qui sépare les chromosomes. On commence à comprendre comment les fonctions cellulaires complexes émergent du chaos ».
Entre-temps, en 1988, Éric Karsenti se lance dans une nouvelle aventure. Il initie la première conférence Jacques Monod sur le cycle cellulaire à Roscoff mettant le cap sur la transdisciplinarité – une idée fixe qui le guide tout au long de sa carrière. Aujourd’hui encore, ces conférences, au nombre de quatre à six par an, sont toujours organisées, le plus souvent à Roscoff, par les instituts des sciences biologiques (INSB) et écologie et environnement (INEE) du CNRS et l’Inserm. Les conférences Jacques Monod sont consacrées à des thèmes nouveaux en sciences du vivant, en particulier des thèmes à l’interface de plusieurs disciplines.
Peu après, en 1996, Éric Karsenti prend la direction du Département de biologie cellulaire de l’EMBL à la suite de Kai Simons, biologiste finlandais. Il engage ce département, « un peu trop XXe siècle » selon lui, dans la direction de la transdisciplinarité. C’est que le challenge à relever à Heidelberg est enthousiasmant : le chercheur y encourage la coexistence de chercheurs de différentes disciplines en le renommant Département de biologie cellulaire et de biophysique. « Si l’on veut vraiment saisir un phénomène, comme l’auto-organisation dans la cellule, il nous faut travailler avec des physiciens et des statisticiens, pour le quantifier, ou encore avec des spécialistes de l’imagerie, pour mieux l’observer».
Il est essentiel de croiser les compétences !insiste Éric Karsenti. Lui qui pensait ne rester que trois ans en Allemagne y passera finalement un quart de siècle. « Ma femme est repartie en France au bout de 10 ans. La vie de famille à distance n’était pas facile, mais on a tenu bon : j’ai fait beaucoup d’allers-retours, et elle a été très compréhensive ! »
Et voilà qu’entre 2001 et 2003, Eric Karsenti est sur tous les fronts. Il entame sa parenthèse parisienne. Tout en poursuivant son activité à l’EMBL – à distance, il dirige l’Institut Jacques Monod. En parallèle, il devient conseiller auprès d’Elisabeth Giacobino, directrice de la recherche au ministère de la Recherche. Il trouve pourtant encore le temps de rêver : c’est au cours de cette parenthèse qu’il imagine une expédition scientifique autour du monde après avoir lu le récit de Darwin sur son voyage autour du monde à bord du Beagle. Ce projet se concrétise sur un autre bateau, Tara, une goélette polaire qui s’est offerte une seconde vie – scientifique. En 2009, l’expédition Tara Oceans, dont il est le directeur scientifique, est lancée après un an de préparation. Le bateau va parcourir 140 000 km sur l’Atlantique, la Méditerranée, la mer Rouge, les océans Indien et Pacifique, jusqu’en Antarctique.
« Tara Oceans c’est une nouvelle aventure pour moi. À 60 ans, j’ai éprouvé le besoin de changer d’échelle, d’aborder des questions passionnantes et inquiétantes qui concernent l’évolution passée de notre planète et son futur proche. Et bien sûr, c’est l’Océan qui nous préoccupe tous, car il a enfanté la vie et c’est de lui que la vie sur Terre dépend en partie. Pour améliorer la compréhension du rôle clé de la vie microscopique des océans, j’ai rassemblé une équipe multidisciplinaire de scientifiques de première classe.
J’ai aussi éprouvé le besoin d’aller vers mes semblables pour leur faire partager la grande aventure qu’est l’avancée dans la compréhension scientifique de notre univers », explique le chercheur.
« C’est la force de l’expédition », ce qui a permis à ces acteurs de faire des découvertes majeures sur le plancton, ce peuple invisible des océans, dont on sait qu’il stocke 50% du CO2 de la Planète. Parce que l’objectif de Tara était double : comprendre le fonctionnement et la diversité de la vie marine mais, également, prévoir la réponse des écosystèmes marins aux changements climatiques. La gestion des aspects logistiques s’est révélée fastidieuse : le roulement des équipes à bord -126 chercheurs, 70 membres d’équipage, artistes ou journalistes de 35 nationalités se sont relayés-, près de 200 stations de prélèvements, 53 missions océanographiques tout autour de la planète et les indispensables demandes d’autorisation pour mouiller dans les eaux territoriales, prélever et ramener les échantillons.
LE TRAJET DE TARA OCEANS
© Tara Oceans
L’EXPÉDITION TARA OCEANS (2009-2013)
© Tara Oceans
LE PLANCTON EN IMAGES
CHRONIQUES DU PLANCTON
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Éric Karsenti est un pionnier des approches transdisciplinaires en biologie cellulaire. L’ensemble de sa carrière, les démarches scientifiques qu’il a entreprises le montrent. Aujourd’hui, Eric Karsenti coordonne avec Sébastien Colin le groupe de travail Données morphologiques au sein du projet OCEANOMICS. L’objectif de ce groupe, prolongement scientifique de l’expédition coordonnée par Colomban de Vargas, est de collecter, d’analyser et d’archiver les descriptions morphologiques des communautés planctoniques recueillies au cours de l’expédition Tara-Océans. Pour ce chercheur qui a consacré sa carrière à la connaissance et à la compréhension de l’infiniment petit, l’aventure n’est pas finie.
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